Sacha Després – novembre 2017

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«Ce sont les regardeurs qui font les tableaux», disait Marcel Duchamp.

Lorsqu’on connait l’admiration d’Ai Weiwei pour le célèbre inventeur du ready-made, on n’est pas surpris de trouver à l’entrée du Palais de Rumine les mirettes de l’artiste chinois en format XXL. L’invitation est donc lancée. À notre tour d’ouvrir l’oeil (et le bon !) sur l’exposition D’ailleurs c’est toujours les autres – titre justement: inspiré de l’épitaphe de Duchamp D’ailleurs c’est toujours les autres qui meurent.

Le ton est donné dès la première salle. La fameuse série de photographies Study of Perspective ouvre le bal de l’ironie en adressant des fucks aux puissants de ce monde et à toutes les icônes exerçant un pouvoir dogmatique ou conceptuel sur l’individu. Les quarante images, à la provocation « facile » et à l’esthétique toute relative, interrogent. Bingo ! C’est précisément ce que cherche Ai Weiwei.

« La liberté, c’est notre droit de nous interroger sur tout »

Les doigts de l’artiste sont partout. Se multiplient sur les 220 m2 du papier peint Finger en jouant, cette fois, la carte de l’esthétisation par le biais de l’impression numérique.

Ce serait donc ça être libre. Penser le monde avec un immense point d’interrogation (et quelques doigts d’honneur).

Ai Weiwei se met au centre de tout pour questionner sa chair culturelle. Fin connaisseur de son pays et doté d’un esprit iconoclaste, l’artiste veut voir et (se) laisser voir. Pas facile d’être un « regardeur » quand les geôles chinoises vous font encore de l’oeil, même après y avoir laissé un peu de son ADN.

Les murs de la deuxième salle revêtent une composition complexe dans laquelle s’épousent le logo de Twitter et plusieurs symboles sécuritaires, faisant référence aux 81 jours de détention de l’artiste en 2011. Derrière le bling-bling des menottes, chaînes en or et caméras de surveillance, apparaissent des reflets troublants. Il faut avoir l’oeil (une fois de plus !) pour saisir comme il se doit The Animal That Looks Like a Llama but is Really an Alpaca.

Les oeuvres les plus remarquables sont aussi les plus délicates, comme ce somptueux parterre de fleurs en porcelaine Blossom. Si l’oeuvre fait référence à un événement tragique de l’histoire chinoise (la campagne des Cent fleurs en 1957 laquelle fut suivie d’une répression sanglante), elle témoigne également de la splendeur de l’artisanat chinois traditionnel. Après une première phase naturellement contemplative, l’ensemble a priori poétique se transforme en un jardin sans éclat. Un éden mortifère, vestige de l’uniformisation dissimulée sous une apparente perfection.

Non loin des floraisons gisent Sunflower Seeds et ses cent millions de graines de tournesols en porcelaine symbolisant l’humanité. Quand l’oeil (désormais averti) observe cette immensité grise, il découvre que chaque pièce qui la constitue est unique en dépit des apparences. À l’instar de l’individu noyé dans la masse de l’espèce humaine, les graines de porcelaine peintes à la main par 1500 artisans chinois, se dérobent à notre regard pour laisser place à un océan insondable.

Les musées de géologie et de zoologie attendent notre oeil aux étages. Entre les ammonites fossilisées, le crâne du Néandertal et les animaux empaillés, le dragon With Wind flotte dans l’air dissident. Symbole mythique du pouvoir impérial, le traditionnel cerf-volant chinois est ici détourné, arbore sur son corps gracile de bambou et de soie des citations d’activistes emprisonnées ou exilés.

D’autres pièces, d’une grande finesse, associent ces mêmes matériaux et clôturent l’exposition de manière onirique. On retiendra notamment le souffle léger des Broken Wings in Dreams of Flying. Le temps suspendu à quelques bouts de ficelle, et à cette prodigieuse iconographie aérienne.

Plus de quarante oeuvres signées Ai Weiwei sont à « regarder » au Musée cantonal des Beaux-Arts jusqu’au 28 janvier 2018. Cette exposition sera la dernière du mcb-a en ces murs actuels avant son ouverture sur le site de PLATEFORME 10, le nouveau quartier des arts de Lausanne qui ouvrira ses portes en 2019.