Virginie Hours

Dans l’imaginaire de nombre d’entre nous, alpinisme rime avec des noms comme Gaston Rébuffat, Lionel Terray ou Reinhold Messner. Et pourtant, combien sont-ils ceux qui ont participé à son histoire, ont écrit leur amour de la montagne, ont partagé leur expérience mais ont été trop rapidement oubliés…

L’idée de Gilles Modica avec son livre « Destin d’alpinistes » est de rappeler à notre mémoire vingt-cinq d’entre eux. Du comte Russel à Benoit Grison en passant par Pierre Dalloz, les frères Vernet ou le vaudois Louis Spiro, c’est toute une époque qui se déroule sous nos yeux.

A travers leur histoire et les écrits qu’ils ont laissés (correspondance, articles, livres), Gilles Modica souhaite montrer une facette différente de l’alpinisme et partager une autre philosophie de la vie ou un regard sur l’existence. Il nous parle aussi bien de belles voies (pointe Fourastier ou Lepiney, voie Toumayeff-Vernet) que de sensations, de découvertes médicales ou géologiques.

En évoquant leurs écrits, il fait aussi la part belle à une forme de littérature de montagne qui cherchait moins à conter l’exploit qu’à partager l’expérience et la joie d’être là. Il rend aussi hommage à tous ces magazines qui ont aidé à partager une passion à une époque où internet n’existait pas et où la montagne suffisait au bonheur et à l’aventure.

Une époque qui lui semble aujourd’hui révolue.

Rencontre.

Virginie Hours : Dans votre préface, vous écrivez que lire vous a sauvé de l’ennui. De quels livres s’agissait-il ?

Gilles Modica : Comme j’ai grandi dans une famille qui lisait, j’avais énormément de livres à ma disposition. En fait, je lisais surtout des livres classiques comme l’histoire universelle en douze volumes ou des livres d’aventure et d’imagination tels les Jules Vernes ou les Jack London. J’ai commencé à m’intéresser à la littérature de montagne à l’adolescence, à partir du moment où j’ai voulu quitter Paris. Je venais avec mes parents passer entre deux et trois semaines à la montagne et nous dormions quelques nuits en refuge, je commençais à gravir des sommets. A douze-treize ans, je grimpais le Grand Paradis par la voie normale. J’ai alors lu les livres de Roger Frison-Roche, Gaston Rébuffat, Lionel Terray…

VH : Est-ce que ces livres vous ont ensuite donné envie d’écrire sur la montagne ?

GM : Non car à l’époque, j’avais plus une envie d’aventure, d’action. Je ne tenais même pas un journal particulier dans lequel j’aurais pu noter mes courses ! J’ai effectué un virage après trente ans, quand j’ai ressenti le besoin de m’exprimer, de raconter ce que j’avais vécu et d’analyser. J’ai donc pratiqué dans un premier temps la littérature de montagne, puis j’ai élargi mon champ d’écriture.

VH : Dans votre choix de destin et à part l’un d’entre eux, ils ont tous écrit. Etait-ce un de votre critère de sélection ?

GM : Pour évoquer le comte Russel, je me suis basé sur ce qu’il avait écrit car il a laissé de nombreux récits et avait un vrai talent d’expression. En revanche, j’ai connu Benoit Grison ; il est mort jeune (à vingt-cinq ans) et n’a presque pas écrit. J’ai donc voulu à la fois rendre hommage à un comte qui a fait beaucoup d’alpinisme festif tout en ayant beaucoup et bien écrit, et à l’inverse à mon copain Benoit qui n’a rien écrit mais a pratiqué l’alpinisme extrême dans des circonstances difficiles. Il  a été méconnu et oublié à une époque où on parlait plutôt de grandes vedettes comme Christophe Profit, Eric Escoffier ou Patrick Berault.

Il est vrai que quand on parle de littérature de montagne, on évoque surtout des alpinistes comme Lionel Terray et Gaston Rébuffat. Je voulais mettre en valeur des gens qui étaient très connus à leur époque et qui sont oubliés par l’histoire. C’est le même phénomène pour l’escalade car la postérité va retenir Reinhold Messner et Erhard Loretan alors que j’évoque dans mon livre des alpinistes récents comme Georges Nominé qui a ouvert de nombreuses voies, notamment dans le massif du Mont Blanc.

Face nord des Grandes Jorasses.

VH : Ils sont géologue, médecin, pasteur, membre du GHM… Il n’y a que des français à l’exception d’un vaudois, et aucune femme…

GM : A chaque fois, que je fais un portrait, j’essaie d’élargir un peu. Par exemple, un grand géologue comme Pierre Termier est un alpiniste qui n’a rien fait d’extraordinaire en montagne mais qui avait une personnalité très intéressante ; Theodore Camus meurt de tuberculose très jeune mais à travers sa correspondance, on découvre des réflexions sur l’existence… Chaque portrait invite à se pencher sur le destin de chacun.

Effectivement, il y a surtout des français sauf le portrait auquel je tiens beaucoup du pasteur et guide vaudois Louis Spiro. Il n’y a aucune femme car les femmes alpinistes ont une manière différente de découvrir la montagne et il serait judicieux de leur consacrer exclusivement un livre. J’ai voulu me concentrer sur l’alpinisme classique avec l’idée d’une continuité.

VH : Et s’il fallait choisir un destin parmi tous ceux que vous décrivez, quel serait-il ?

GM : C’est difficile car chacun a un destin bien particulier et on s’attache à l’un ou à l’autre pour des raisons différentes. Evidemment, je me sens le plus proche de Benoit Grison car c’était mon ami, mais j’ai aussi beaucoup aimé le comte Russel, son côté dandy et le fait qu’il s’est essentiellement consacré à la montagne. Il a été oublié car il n’a rien fait d’extraordinaire mais on ressent chez lui une inspiration, une forme d’esthétique différente.

VH : Vous écrivez que l’alpinisme, c’est « la saveur d’un risque et la beauté de l’altitude. » Est-ce votre définition de l’alpinisme ?

GM : Oui parce que le risque est présent, accepté même s’il n’est pas forcément recherché ; la beauté de l’altitude signifie la beauté d’être en hauteur, en montagne, les conditions d’une arrivée au sommet, une mer de nuages… Peu importe la saison ou la difficulté, il y a un moment où on se sent en hauteur. Dans le portrait des frères Vernet, je me penche aussi sur cette question d’altitude.

Je n’apporte aucun élément nouveau mais je me suis aperçu que de nombreux textes avaient été oubliés y compris dans les revues des Clubs Alpin et je voulais écrire un hommage à des récits et des hommes qui méritaient de revivre. L’alpinisme qui en ressort n’existe plus. C’était une époque où la montagne était encore le cœur du sujet, où le sommet comptait en tant que tel. Dans les années 90, on est passé à un sport d’aventure au sens large et la montagne s’est inscrite dans ce paysage général de l’aventure. Beaucoup d’alpinistes ont pratiqué d’autres sports  (voile, plongée sous-marine, parapente, deltaplane) en mettant l’accent sur le frisson, l’adrénaline. Même l’escalade est devenue une pratique indépendante de l’alpinisme ! L’alpinisme classique, c’est la montagne, le sommet étant un but et l’escalade un moyen. L’aventure n’est pas le but même si on vit des aventures.

J’ai arrêté mon livre à Benoit Grison car depuis, il s’est perdu une littérature, un esprit. Et le monde a changé. L’alpinisme, c’était aussi la découverte d’un monde. Aujourd’hui, on a presque fait tous les grands sommets, le monde est devenu clôt. L’alpinisme va continuer mais différemment.

Gilles Modica est un journaliste et chroniqueur notamment pour les magazines Montagnes Magazine et Trek Magazine, spécialisé dans l’histoire de l’alpinisme. Lui-même alpiniste et grimpeur, membre du G.H.M, il a effectué de belles voies dont six voies en face nord des Grandes Jorasses, sept voies aux Drus et des premières ascensions (voie Ginat aux Droites, goulotte Modica-Noury au Mont-Blanc du Tacul).

BIBLIOGRAPHIE

Destin d’alpinistes : Du comte Russel à Benoît Grison, Editions Glénat, 2018

Fontainebleau, 100 ans d’escalade, Éditions du Mont-Blanc, 2017
Alpinisme, la saga des inventions, Éditions du Mont-Blanc, 2013
Vertiges : chroniques, éditions Guérin, 2014
La conquête de l’Everest, éditions Guérin, 2013
Les grandes premières du Mont-Blanc, éditions Guérin, 2011
Himalayistes : à la conquête de l’altitude, éditions Glénat, 2008