Sonia Jebsen -mai 2018
Pour célébrer son 20ème anniversaire, le Musée national Suisse à Prangins nous a concocté une exposition cousue de fils à l’indienne… Oui, nous allons “parler chiffons” et pas de n’importe lesquels…
Il se peut que vous possédiez ces toiles de coton peintes utilisées à la fois pour l’ameublement et la mode vestimentaire… Copiées à foison au fil du temps et des modes… Indiennes en français, schintz en anglais, pintados en portugais…. Connaissez-vous leur histoire passionnante ? Et surtout quel rôle la Suisse de l’époque a-t-elle joué dans ce commerce que l’on peut qualifier de mondial, du jamais vu auparavant! Rien qu’à Genève et Neuchâtel, cette industrie textile a fait vivre une grande partie de la population de 1760 à 1780… C’est ce que vous découvrirez durant le parcours superbement mis en scène par l’équipe du musée.
Cette épopée vous transporte en Inde où l’impression textile a débuté il y a sans doute plus de deux mille ans avant notre ère. Ce savoir faire séculaire, le processus de fabrication des indiennes, se transmet de génération en génération préservant les secrets de l’art décoratif. Les artisans indiens utilisent des procédés chimiques pour créer une palette de couleurs riches et brillantes notamment les rouges de garance et les bleus indigo. Le secret du grand teint de ces couleurs : l’utilisation de mordants, sels métalliques fixateurs de colorants.
Les portugais, grands navigateurs et découvreurs, sont à l’origine de ce commerce qualifié de mondial qui s’étalera sur deux siècles environ, du XVIIème au XVIIème… d’autres puissances maritimes comme la France, l’Angleterre ou la Hollande mettront à profit les réseaux existants dans le commerce des épices (déclinant au cours du XVIIèmes) en lien avec leurs comptoirs installés en Inde.
Le marché européen répond avec un enthousiasme jamais vu auparavant parmi toutes les couches sociales. Les toiles de coton imprimées deviennent des incontournables pour la décoration intérieure et la mode vestimentaire… Mais pourquoi ? Le coton indien se révèle une matière agréable, facile au lavage, contrairement à la laine et la soie, textiles délicats d’entretien. Et surtout ce coton est bon marché. Une vraie révolution… plus de “privilèges” concernant ce commerce! Tout le monde en redemande….Un pays en particulier devient le plus grand marché européen, il s’agit de la France de Louis XIV, avec une population de 20 millions hab.
L’engouement pour les toiles peintes est à la source d’une économie florissante sur tout le territoire encouragée par la politique d’industrialisation de Colbert, éminence grise du royaume pendant presque 20 ans. Mais ce succès ne fait pas que des heureux et les fabricants de textile traditionnel (soie, lin, lainage) implantés depuis longtemps (Lyon en particulier) se plaignent de cette concurrence déloyale entraînant la fermeture de nombreuses manufactures et l’exil forcé de la main d’oeuvre.
Pour mettre un terme à ce conflit économique et social, l’Etat français décrète par l’arrêt du 26 octobre 1686 l’interdiction de l’importation et de la fabrication des toiles peintes : un évènement clé pour la suite de l’histoire qui précipitera l’implication majeure de la Suisse dans le commerce des Indiennes. Une autre mesure politique agite la France à cette époque : la révocation de l’Edit de Nantes en 1685 qui provoque l’exil définitif des protestants/huguenots du royaume vers des pays refuges.
Certains de ces émigrés vont s’installer en Suisse, et notamment les indienneurs. Ils trouvent en Suisse les réseaux de commercialisation des toiles et le financement. Suisses et Français travaillent main dans la main, c’est ainsi que Genève devient une plaque tournante de l’indiennage. Point important pour la fabrication des indiennes : il faut absolument une source d’approvisionnement en eau et beaucoup d’espace de travail… Un suisse se distingue en particulier, Daniel Fazy, qui installe son usine située sur l’emplacement de l’hôtel des Bergues en 1691!
Il faudra attendre plusieurs décennies pour que la législation française s’assouplisse et en 1759 autorise à nouveau l’impression des toiles de coton et l’importation des toiles blanches et peintes. C’est alors que s’opère un renversement de situation entre la Suisse et la France. Les indienneurs et négociants suisses qui ont acquis un savoir-faire en matière de fabrication et impression des toiles s’établissent sur le territoire français, investissent dans les fabriques existantes, s’associent aux grandes opérations commerciales. La majeur partie des manufactures qui vont prospérer en France à partir du milieu du XVIIIème siècle sont gérées par des étrangers, et des Suisses surtout, Jean-Rodolphe Wetter (1746) à Marseille, Abraham Pouchet de Bolbec (1762) à Rouen, suivi d’Abraham Frey (1764), les indienneurs de Bâle s’installent naturellement à Mulhouse, par la proximité, comme Samuel Koechlin, Dolffus & Cie.le neuchâtelois J-F Landry et les frères Petitpierre à Nantes, devenu capitale de l’indiennage, le genevois Picot & Fazy, à Lyon… Tous à découvrir durant la visite au Château…
Au fil de l’exposition, vous découvrirez également que les fabricants d’indiennes ont fait preuve de créativité et d’ingéniosité en se servant des actualités de leur époque, qu’ elles soient politiques, économiques, scientifiques ou culturelles pour renouveler les motifs d’impression sur les toiles et créer ainsi le désir des consommateurs et diversifier leur clientèle de manière efficace. Cette thématique est magnifiquement illustrée de pièces de toiles relatant des événements tels que la Prise de la Bastille, les personnalités comme Louis XVI, Necker, Rousseau… les succès littéraires de l’époque, Paul et Virginie, les fables de la Fontaine…
Les indiennes sont à la fois décoratives et porteuses d’histoire avec un grand H. Comme le souligne la directrice du Musée National, Me Helen Bieri-Thomson dans la préface du livre accompagnant l’exposition : “En 1764, critiquant l’engouement pour les indiennes qui poussaient certains à abandonner l’agriculture au profit de l’industrie, Rousseau se plaignait que, pour vivre, il faudrait bientôt “manger (…) des toiles peintes”… Puisse cette folie des indiennes , ou calico craze, gagner les visiteurs du Château de Prangins comme elle s’était emparée des Européens à la fin du XVII siècle….”
“Indiennes…un tissu révolutionne le monde”, au Musée National du Château de Prangins jusqu’au 14 octobre 2018.
Remerciements à Madame Anick Goumaz pour l’invitation à la conférence de presse.
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