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Depuis 2002, Isabelle Cerboneschi est rédactrice en chef déléguée aux Hors-Séries du Temps qui couvrent les domaines du luxe …   « en fait dans un sens très large, les domaines où l’être humain fait preuve de toutes ses capacités à créer du beau ».  L’architecture, le design, la joaillerie, l’horlogerie, se retrouvent naturellement dans les pages de ce magazine, la Suisse étant incontournable… Et au fil des années, la rubrique mode aux intonations romandes est devenue une référence pour les lecteurs et le cercle très exigeant des maîtres-couturiers.

Si je suis là, dans ce tea-room genevois face à Isabelle Cerboneschi, c’est que je suis fan.  Fan de ses articles que je lis à chaque saison des défilés, de cette façon très personnelle qu’elle a d’observer les collections et de décrire l’univers de ces artistes-couturiers qui en sont les créateurs.  Elle nous explique son regard sur le rôle de la mode et l’impact des bouleversements qu’entraine le star-système des réseaux sociaux qui se nourrissent d’un flux incessant d’images.

bythelake: A l’instar de l’horlogerie, la relation entre Genève et la mode n’est pas si évidente, comment avez-vous réussi à crédibiliser le Hors-Série du Temps qui raconte la mode?

Isabelle Cerboneschi: Cela a pris du temps.  Quand on me l’a confié, il n’y avait pas d’interview et je savais que c’était indispensable… Je me suis dit que celui qui m’ouvrirait toutes les portes c’était Karl Lagerfeld car Chanel reste une locomotive dans le monde de la mode. Cette interview que j’ai réussi à décrocher fut un sésame. Par la suite, le jour où j’ai souhaité rencontrer Donatella Versace, elle m’a demandé: « Avez-vous eu Karl Lagerfeld? Avez-vous eu Miuccia Prada? »… À partir du moment où j’ai dit « oui » et où j’ai envoyé les copies, elle a accepté, puis d’autres ont suivi…

J’ai aussi un potentiel de lecteurs, il y a une affinité et un grand intérêt des suissesses pour la mode ainsi qu’un pouvoir d’achat. Du côté des créateurs suisses, nous avons des pépinières, nous n’avons pas à avoir honte, la Head à Genève est une bonne école de formation mais simplement c’est plus difficile d’avoir un grand nom.

isabelle-cerboneschi-akris copie2A Saint Gall, il y a un homme délicieux et discret: Albert Kriemler (Akris)! On retrouve chez lui cette qualité suisse qui existe dans l’horlogerie et dans tout notre savoir-faire, cette « bien-facture » qui est l’amour du travail bien fait.  Le cachemire double-face d’Akris par exemple est unique, aucune autre maison même spécialisée dans le cachemire ne l’a fait. 

Albert Kriemler se fixe des objectifs toujours plus hauts à chaque collection. Dans le dernier défilé, il a voulu faire un parallèle avec l’architecture de Sou Fujimoto. Pour reproduire au plus près son style, il a dû créer des tissus et pour la première fois, m’a-t-il dit, « J’ai rencontré un écueil, je n’ai pu obtenir ce que je voulais en dentelle de Saint Gall, j’ai donc fait appel à un fabricant de velours lyonnais pour réussir à rendre l’effet que je cherchais ».  

Il est jusqu’au-boutiste, ce qui est le cas d’autres créateurs des grandes maisons bien sûr. Pour celles qui le peuvent, retrouver ces valeurs profondes dans le travail d’un couturier en justifie le prix, Akris habille d’ailleurs des femmes de pouvoir qui recherchent ces valeurs.  En Suisse, nous avons un savoir- faire qui ne sait pas très bien dire qu’il sait très bien faire…

btl: Selon vous la mode est-elle futile ou utile? Quel est son rôle?

IC: Le vêtement est l’expression la plus visible de l’état d’une société. Il vous dit où on en est, socialement, parfois politiquement…  En l’occurrence six mois à l’avance puisque c’est le calendrier décalé des défilés par rapport à la confection. C’est parfois troublant… Je me souviens qu’en mars 2008, en voyant les défilés de prêt-à-porter à Paris, j’ai ressenti une telle violence, une telle dureté dans les collections!  On voyait sur les podiums  des vêtements de guerre, des imprimés camouflages… Et je me suis dit, mais qu’est-ce qu’il va nous arriver? Ce sont des créateurs et dans la création il y a un côté un peu médium…

Le créateur perçoit l’état du monde sans que l’on sache pourquoi… Si vous demandez à un créateur « quelle est votre inspiration? » et bien en réalité il n’en a pas qu’une, c’est tout ce qu’il fait: tous les films qu’il a vu, les voyages, les gens qu’il a rencontrés, les discussions, mêmes anodines, qui vont le nourrir. Et de tout cela, va sortir une collection qui va être l’expression d’un moment à venir. Et c’est cela pour moi l’intérêt de la mode en tant qu’observatrice. On parle de la futilité de la mode, je n’en crois rien, la mode est un très bon indicateur d’une époque!

isabelle cerboneschi-dries van notenRegardez avant la guerre de 14, les femmes portaient des corsets à leur transpercer les poumons. Des grands chapeaux, des grandes robes longues. Pendant la guerre, elles remplacent les hommes partis au front, travaillent, vont à l’usine… Vous n’allez pas à l’usine corsetée, alors ces corsets sont tombés. On ne les a plus remis avant le New Look de Dior en 1947, qui proposait une forme de corset, mais c’était quand même un corset qui disait: c’est la fin de la guerre, la femme peut retourner à la maison!  Et plus tard,  il y a eu les hippies, influencés par le Bloomsbury Group et son style bohémien. Ce groupe d’artistes et d’intellectuels anglais du début du 20ème siècle défendaient des valeurs reprises dans les années 60, une liberté de penser et une liberté sexuelle.

btl: La mode qui défend des valeurs, qui témoigne des secousses de la société… Alors comment la mode réagit-elle à l’ère du « tout image » qui a déferlé en même temps que les réseaux sociaux explosent?

IC: Lors de la dernière fashion week, Alber Elbaz (Lanvin) a présenté une collection qui revenait sur les 10 dernières années et s’interrogeait sur l’impact des réseaux sociaux… Après le défilé, il me disait   « que faut-il faire? Doit-on créer des vêtemisabelle cerboneschi V.Elbazents uniquement pour l’image ou a-t-on encore le droit de faire défiler une petite robe noire? ».  Il a fait défiler une petite robe noire et puis il a été licencié, en quelque sorte Madame Wang, la propriétaire de Lanvin, a répondu à cette question. Même si la vraie raison de ce départ est ailleurs.

C’était une interrogation qui m’avait bouleversée car en quelques années j’ai vu changer les premiers rangs et notamment certains bloggeurs être payés des sommes astronomiques pour assister aux défilés.  Ils postent sur Instagram et Facebook, obtiennent des dizaines de milliers de « likes » d’un public qui n’est pas client de ces maisons.

Ce phénomène rejoint celui des collections conçues par les couturiers pour les marques « fast fashion ». Prenez par exemple la « Balmainisation » de H&M en automne dernier. Le contrat entre une maison et H&M porterait sur une somme d’au minimum 1 millions de dollars, or les ventes de cette collection capsule ne représentent qu’une infime portion du chiffre d’affaires de H&M. Ce qui rapporte gros au géant du fast fashion, ce sont les retombées en termes d’images : articles de presse, parution dans un blog, partage sur les réseaux sociaux, etc. La valorisation d’une telle opération se chiffre en milliards !

btl: La mode est-elle donc en danger, a-t-elle peur de perdre sa liberté ?

IC: Nous l’avons déjà perdue cette liberté… Il y a cette nécessité d’être présent sur les réseaux sociaux, c’est un fait, on ne peut pas aller contre. Et vous avez des créateurs comme Raf Simons et Alber Elbaz qui n’ont pas envie de créer des vêtements « Instagram », des collections faites pour les réseaux sociaux qui ne seront jamais fabriquées. Nous les voyons défiler, les utilisons en shooting pour illustrer nos articles, mais vous ne les trouverez jamais en boutique… Dans ce cas, de quoi parlons-nous à nos lecteurs en tant que journalistes de mode?

Notre rôle est loin de celui du bloggeur, nous avons un rôle de découvreurs, nous observons les créateurs dès leurs débuts. Je pense à Bouchra Jarrar, un de mes coups de cœur que je continue à suivre. Anne-Valérie Hash qui vient de quitter la direction artistique du Comptoir des Cotonniers me disait: « les journalistes de mode, vous êtes un peu les bonnes fées des créateurs, car il faut savoir que dans certains pays, il y a un système de donnant-donnant: une maison va prendre une page de pub dans un média et attend le retour en rédactionnel », ce qui n’est pas encore le cas chez nous.

isabelle-cerboneschi-separatorMais on sent aussi une résistance, une totale remise en question du système. Certaines marques souhaitent se rapprocher du public et du consommateur et organisent des évènements qui mêlent les deux, comme Diane Von Fürstenberg l’a fait lors de la dernière Fashion Week de New York. Or ce que veut le public, c’est du spectacle. Les professionnels et les journalistes de mode ne s’y retrouveront pas forcément.

Et puis il y a ceux qui ne veulent plus se laisser cannibaliser par le rythme impossible des défilés : collections automne-hiver, printemps-été, deux pré-collections, collection croisière, pour certaines deux collections haute couture. On sort de l’une pour entrer dans l’autre, c’est infernal. Sans compter l’attente de six mois entre le moment de la présentation et le moment où on trouve les vêtements en boutique. Christopher Bailey, le directeur artistique de Burberry, vient d’annoncer qu’il ne présentera plus que 2 collections par an, celles de l’homme et de la femme réunies. Et elles seront immédiatement achetables après le show. Ce système a l’avantage de réduire l’attente du consommateur et de court-circuiter la fast fashion qui a six mois devant elle d’habitude pour s’inspirer, voire de copier les créateurs. Le couturier Julien Fournié a déjà appliqué ce modèle en janvier dernier. Et d’autres vont suivre. La mode est en train de vivre une révolution.

isabelle-cerboneschi-en attendant diorbtl: La Fashion Week parisienne a commencé le 1er mars.  Vous avez un blog dans lequel vous proposez à vos lecteurs de s’asseoir avec vous aux pieds des podiums?

IC: Oui, je suis les Fashion Weeks pour le Temps mais j’ai aussi un blog, le nom est compliqué, « Des ateliers des créateurs au premier rang des défilés » .Cela me permet d’être un peu plus moi-même, soit plus dithyrambique, soit plus critique, je n’y engage que moi-même, personne d’autre. Je poste mes photos, prises depuis ma chaise, je suis sur les côtés, alors qu’en défilé les photos prises depuis le podium sont toujours de face, on ne voit pas le mouvement. Là il y a un mouvement, et j’essaie de montrer ce mouvement avec un arrière-plan flou, j’essaie d’emmener avec moi les lecteurs comme s’ils étaient assis à ma place. C’est le but du blog: être présent!

Il y a des défilés où vous avez 3000 personnes (Chanel), et des défilés où on est 100, cela exclut beaucoup de monde que j’ai envie d’inclure. Je raconte ce que j’ai ressenti, par exemple le dernier défilé de Nina Ricci printemps-été: j’ai lu des articles extrêmement méchants sur ce défilé alors qu’il m’a beaucoup émue… Ce n’était pas seulement le vêtement qui m’a émue, c’était un tout, un portrait de femme, comme dans un film de Claude Sautet, nous étions face à une femme dans sa fragilité… Si vous voyez une photo du défilé, vous allez voir une robe-tablier qui va faire un peu rigide, mais dans la réalité ce n’était pas cela, c’est trop réducteur une photo… Le défilé était émouvant et ça j’ai envie de le dire.

Avec le blog, j’apprends aussi un nouveau métier: j’ai commencé à travailler avec un caméraman, Sébastien Bauer qui a co-créé Studio Jungle, une société de production de films après des années passées à travailler pour la télé. Il a pu m’appuyer sur les défilés par des vidéos et des interviews filmées, J’ai dû apprendre à tendre le micro et surtout le ramener vers moi, car jusqu’à aujourd’hui je n’existais pas dans mes interviews sinon dans la retranscription. Pour pouvoir partager le plus rapidement ce que je vis dans la Fashion Week, pendant 9 jours, je travaille 15 heures par jour en écrivant chaque soir afin de poster le plus vite possible mes articles et les vidéos en regard de mes textes. Mais le rythme intense des défilés me rattrape toujours.