Sonia Jebsen – mai 2025
Nous sommes ravies de vous présenter l’entretien avec l’artiste Leia Tatucu, réalisé en collaboration avec iazzu.
Ce partenariat passionnant est dédié à mettre en lumière les artistes en comblant l’écart entre les régions germanophones et francophones de la Suisse et au-delà. En renforçant ces liens, nous visons à accroître la visibilité et à créer de nouvelles opportunités pour des talents exceptionnels.
Chaque mois, vous découvrirez les moments forts qui enrichissent la scène artistique et célèbrent ses voix remarquables. Restez connecté(e)s et profitez de la lecture !
Infos Bio
Née en 1983 en Roumanie
Maîtrise de science en mesures de rénovation de bâtiments, Université Polytechnique de Timisoara (Roumanie) de 2008 à 2010
Diplôme universitaire en génie civil,Université polytechnique de Timisoara, Roumanie (2002-2008)
A participé à des expositions individuelles et collectives depuis 2019 en Allemagne et en Roumanie
Sonia Jebsen : Originaire de Roumanie, vous avez quitté ce pays pour l’Allemagne où vous travaillez en tant qu’ingénieur dans le génie civil. Parlez-nous de votre famille, de votre formation professionnelle, des étapes clés de votre parcours.
Leia Tatucu : J’ai grandi dans une famille profondément ancrée dans la poursuite de carrières professionnelles, tant pour les hommes que pour les femmes (ingénierie ou médecine, éducation). Si les beaux-arts étaient admirés dans ma famille, ils n’étaient pas considérés comme un choix professionnel « pratique ».
J’avais six ans pendant l’hiver de la révolution roumaine, un moment charnière de l’histoire qui a contribué à la chute du rideau de fer. Avec l’espoir d’un avenir meilleur et de nouvelles opportunités à l’horizon, mes parents ont décidé de m’inscrire dans une classe nouvellement créée où l’allemand était la principale langue d’enseignement. En tant que l’un des premiers élèves, j’ai entamé un parcours éducatif quelque peu différent en apprenant l’allemand et l’anglais.
Cette base a façonné mon parcours scolaire, puisque j’ai continué à suivre ce programme spécialisé de la première à la douzième année. Parlant couramment l’allemand, j’ai opté pour le programme d’ingénierie civile à l’Université de Timisoara, un choix alliant mes compétences linguistiques à mes aspirations académiques.
Curieuse de nature, autodidacte par choix, Sonia partage sa passion pour l’art et les artistes situés en Suisse et en France voisine. Vous la rencontrerez sans doute déambulant dans des galeries, des musées, des espaces d’exposition ou des ateliers d’artistes, appareil de photo en main. Son but : diffuser les informations par l’écriture, l’image et créer du lien entre les différents acteurs du monde de l’art de la région lémanique.
Sonia Jebsen : La création artistique fait partie de votre vie et ce depuis l’enfance. Quelles influences ont alimenté votre passion ?
Leia Tatucu : Après avoir pris sa retraite en tant que superviseur à l’usine sidérurgique locale, mon arrière grand-père maternel a consacré une grande partie de son temps à son atelier. Il y construisait et réparait divers objets. Au-delà de ses compétences pratiques, c’était un artiste dans l’âme. Il restait de longues heures à peindre à l’huile, en plein air dans le jardin ou à sculpter des pièces de bois complexes.
J’ai passé mes premières années dans leur maison, véritable témoignage de ses talents. Aujourd’hui encore, elle est ornée de ses étonnantes créations : des peintures à l’huile représentant des paysages de rêve, des marines houleuses, des plateaux de fruits éclatants et des trésors sculptés à la main. Il n’est pas surprenant que le dessin et la peinture aient depuis symbolisé un pont vers un lieu intérieur de bonheur. En cinquième année, j’ai rejoint l’école des arts, où j’ai passé de merveilleuses après-midi plongées dans la créativité.
Sonia Jebsen : A partir de 2015, votre investissement dans vos projets artistiques s’est accru et vous êtes en formation presque permanente. Quelle est votre approche de l’éducation artistique ?
Leia Tatucu : Les cours en ligne, en particulier ceux axés sur le dessin numérique, ont été une partie constante de mon parcours d’apprentissage. Je participe régulièrement à des sessions de formation à l’OfG (Online-Schule für Gestaltung), où j’explore et affine mes compétences dans les programmes Adobe.
Mes progrès sont les conséquences d’expériences. Une fois, j’ai failli perdre un grand dessin au fineliner car il était exposé dans un salon ensoleillé, ce qui a fait pâlir les couleurs. J’ai décidé de restaurer l’œuvre en la recolorant. Depuis je scanne mes œuvres finies pour les préserver. Cette méthode a éveillé mon intérêt pour l’édition et le dessin numériques.
En faisant des recherches sur les mastics de protection, j’ai découvert la résine, très en vogue dans les conceptions de sol en époxy. C’est un matériau d’une grande polyvalence dont j’ai appris à maîtriser l’utilisation.
Sonia Jebsen : Employée comme chef de projet dans la construction industrielle, vous consacrez la plupart de votre temps libre à la création. Comment vous organisez-vous pour produire efficacement ?
Leia Tatucu : Si la discipline fasse partie de ma démarche, le vrai moteur est l’envie constante de créer. Les mots de Pablo Picasso résonnent profondément en moi : « L’inspiration existe, mais elle doit vous trouver en train de travailler ». Plus je m’investis dans mon art avec constance, plus les idées jaillissent naturellement.
Le processus s’effectue dans deux espaces différents. À la maison, je m’occupe de la majeure partie de la planification et de la préparation (dessin, peinture, travail sur ordinateur, numérisation, impression et création de collages ). Ensuite, je passe à des tâches telles que le collage et la pulvérisation de peinture avant que le processus de coulage de la résine ne commence. Ce procédé ainsi que le ponçage et le polissage sont réalisés dans un autre espace à cause des salissures.
Un flux de travail structuré me permet de donner vie à chaque projet de manière efficace, tout en maintenant un équilibre entre la créativité et l’aspect pratique.
Sonia Jebsen : La notion de contrôle imprègne votre démarche artistique et elle se réfère à vos réactions aux évènement extérieurs. Que laisse t’elle entrevoir de votre personnalité ?
Leia Tatucu : Un thème récurrent émerge dans mon processus : l’interaction entre le contrôle et l’abandon. Le contrôle est représenté par des formes géométriques et des motifs rigides, alors que l’abandon est illustré par la fluidité de la résine ou de la peinture au pistolet. Ensemble, ces forces opposées reflètent mon parcours de perfectionniste en voie de guérison et le réconfort que j’ai découvert grâce à la créativité.
Durant des années, la peur de l’erreur et le désir de perfection m’ont souvent paralysé (un sentiment partagé par beaucoup de mes pairs). Pour y faire face, je me suis tournée vers la stratégie la plus efficace : l’action. Je me suis mise au défi de créer un motif géométrique dessiné à la main sur une feuille de papier de 50 x 24 cm. À l’aide de stylos fineliner, j’ai décidé que peu importe le nombre d’« erreurs », je continuerai. Mon objectif était de remplir le papier de petits carrés, chacun divisé en deux moitiés : l’une noire unie et l’autre ornée de lignes colorées. Cet exercice est devenu une pratique délibérée pour accepter l’imperfection et surmonter mes peurs.
Sonia Jebsen : Votre palette de techniques et matériaux est variée et s’est enrichie avec le numérique ces dernières années. Pourquoi ce besoin de touche à tout ?
Leia Tatucu : Pour répondre à votre question, ne pas me limiter à une seule technique m’aide à rester créative en toutes circonstances. Même durant une pause déjeuner, je peux créer une esquisse (numérique) rapide ou affiner un dessin au fineliner numérisé.
Scanner mes œuvres à des fins de conservation a ouvert la porte à l’utilisation des fichiers numériques. Je me suis formée sur les logiciels graphiques puis en conception photographique. Cela m’a permis de perfectionner mes compétences en matière d’édition numérique de photographies et d’œuvres à l’aide d’Adobe Photoshop. Grâce à l’utilisation de la résine dans mes pièces dessinées à la main et à des éléments de collage, j’ai découvert l’application Procreate. C’est un outil qui permet de composer, de peaufiner et d’éditer rapidement des dessins lorsque je suis en déplacement.
Récemment, j’ai intégré l’interactivité à mes créations, via un smartphone ou une tablette. J’utilise Artivive, une plateforme conviviale de création d’expériences de réalité augmentée.
Exemple avec mon œuvre Peony Offer : dans sa forme physique, elle est recouverte de résine, créant profondeur et texture. En numérique, la scène s’anime pour les spectateurs : une main offre la pivoine, accompagnée d’effets de fonds subtils rehaussant la beauté de la fleur.
Sonia Jebsen : Dans vos oeuvres, fluidité et géométrie coexistent harmonieusement. Expliquez-nous l’influence de la création sur votre vie professionnelle et vice-versa.
Leia Tatucu : Ma pratique créative régulière est bénéfique pour mon travail et à tous les domaines de la vie. Se concentrer sur les tâches quotidiennes et maintenir un état d’esprit pratique et orienté vers les solutions peut parfois donner l’impression de fonctionner en pilote automatique. Cette routine, bien que nécessaire, peut devenir épuisante et restrictive si elle n’est pas équilibrée.
Intégrer la créativité, faire des pauses et s’engager dans des activités par curiosité ou par plaisir permet de se ressourcer et de retrouver un sentiment de liberté. Mon travail de gestionnaire de projet s’en voit plus efficace et ma partie artiste s’améliore grâce à une planification et une préparation minutieuses.
Sonia Jebsen : La nature tient une place importante dans la plupart de vos oeuvres sous forme de fleurs, d’oiseaux ou de papillons. Représente t’elle le ressourcement indispensable à la création et à la vie en général ?
Leia Tatucu : Ayant grandi avec des animaux et passant une grande partie de mon temps à l’extérieur, j’ai toujours trouvé le réconfort, la paix et la détente dans la nature. A son contact, notre esprit s’éclaircit, et nos décisions sont abordées de manière plus réfléchie.
J’aime profondément les fleurs et je suis fascinée par leur symbolisme, en particulier par le langage victorien. Organisées en bouquets, elles transmettent toujours des messages spécifiques, pour célébrer des moments de joie ou en période de deuil. Lors d’une randonnée à pied ou à cheval, je trouve toujours des plantes et des fleurs qui attirent mon attention. Ces découvertes m’incitent souvent à les photographier ou à trouver de nouvelles idées pour de futures compositions ou collages.