Sonia Jebsen – avril 2022
L’artiste française Sophie Bosselut a trouvé refuge aux Ateliers de Bellevaux, à Lausanne. Dans ce cocon de créativité, la jeune femme nous parle de passion, d’héritage familial, mais également des défis à relever en tant que mère et artiste.
Sonia Jebsen : Quelle enfant artiste étiez-vous ? Avez-vous baigné dans un milieu artistique ?
Sophie Bosselut : Enfant, je n’étais pas du style à gribouiller mais plutôt à écrire des poèmes, danser, imaginer des images sur de la musique. Un de mes grands plaisirs était le dessin au spirographe. Bouger le stylo frénétiquement donnait facilement des résultats ingénieux. Je détestais les coloriages, n’étant pas appliquée : dépasser les lignes était plus amusant.
De nature rêveuse, mon esprit vagabondait toujours. Le désir de mouvement, de voyage et de mise en scène était déjà bien présent. Observer la nature et ses paysages était un régal. Mon père, passionné d’art et collectionneur, m’a traînée dans les galeries, ce qui m’ennuyait à l’époque. Aujourd’hui, je lui en suis reconnaissante. Ma vision du monde s’est ainsi affinée et dès l’adolescence, l’envie de filmer, de peindre s’est confirmée.
Curieuse professionnelle, Sonia part toujours un appareil photo à la main, pour partager les beautés de la région ou sa passion pour l’art et les artistes.
Sonia Jebsen : Vous êtes diplômée de l’école nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris mais vous vous êtes consacrée à la réalisation cinématographique durant de nombreuses années. Expliquez-nous cette passion pour le 7e art.
Sophie Bosselut : Avec le cinéma, tout est artifice et magie. La rêveuse que je suis aspire toujours à plus d’émerveillement, de sensations, le cinéma est un monde irréel parfait. Cet art est un fantastique outil pour se libérer du quotidien de manière enrichissante. Un film a une durée déterminée mais son impact sur vous peut être très long. J’ai toujours été convaincue que les images ont une prégnance et qu’elles vous transforment.
Très tôt, j’ai vu de merveilleux films réalisés par Murnau, Tarkovski, Kubrick, Fritz Lang, ou David Lynch. A Paris, j’ai fréquenté les salles obscures presque chaque jour. Mon travail s’est focalisé sur l’Art Vidéo ou les films expérimentaux basés sur l’idée d’une poésie visuelle faite de « tableaux » successifs. En cela, la peinture a toujours été en fond.
Sonia Jebsen : Depuis votre installation en Suisse en famille, vous avez abandonné la création cinématographique au profit de la peinture et du dessin, pourquoi ?
Sophie Bosselut : J’ai dû mettre ce médium entre parenthèses en raison de mon changement de vie. Créer des films nécessite beaucoup de temps et de disponibilité. Déjà en 2015, en Allemagne, j’ai senti le besoin de retourner à la matière et à la peinture. Une fois en Suisse, j’ai poursuivi naturellement ce chemin lorsque mon fils m’en laissait le temps. En 2020, c’est l’installation dans un atelier à Lausanne.
Les allers retours entre les pratiques nourrissent mon travail. La vidéo peut réapparaître dans ma création si nécessaire. Un médium est toujours au service de ce que l’on veut dire et non l’inverse.
Sonia Jebsen : Votre peinture s’inspire de votre attirance pour la médecine, la physique quantique, mais aussi la spiritualité. Est-ce un héritage familial ?
Sophie Bosselut : Imaginez un grand-père paternel qui était biologiste et une grand-mère maternelle chirurgienne dentiste, un père pharmacien, passionné d’art et de cinéma, une maman médium qui fut aussi détective privée grâce à ses dons ! Quand on grandit dans cet environnement, on pense que tout est possible. J’aimais passer du temps dans le laboratoire d’analyses de mon grand-père (Font-Romeu), un lieu magique avec ses odeurs de carrelage froid et de sang. Mon plus beau cadeau fut un microscope qui m’a révélé l’infiniment petit. En découle ma fascination pour les organes, le sang, la fluidité, les liquides, les énergies. Puis, c’est la découverte de l’infiniment grand avec les visites à l’Observatoire, le système solaire. Après les Arts Décoratifs, j’ai suivi une formation sur la morphogenèse (un sujet passionnant) auprès de la sculptrice et scientifique Sylvie Lejeune à Paris. Savez-vous qu’un matin, je me suis réveillée en disant « je suis Avicenne», ignorant totalement qu’il s’agissait d’un savant persan renommé ! Mon époux est lui-même pharmacien ! Le hasard n’existe pas, dit-on.
Sonia Jebsen : Vous travaillez sur plusieurs toiles en même temps et dansez en peignant. Pourquoi ce besoin ?
Sophie Bosselut : Durant ma jeunesse, j’ai pratiqué la danse, les claquettes, mais aussi la Contemporaine faite d’ improvisation, de création à l’image du jazz que j’adore. J’apprécie l’espace, et la peinture en manque parfois. Elle peut apparaître sans relief, il suffit d’y ajouter un peu d’illusion, de profondeur, de perspective. Souvent je m’entoure de différentes toiles, au sol, sur les murs. Alors, bouger mon corps m’aide à extirper des formes que je ne saurai produire sans cette impulsion pareille à une transe. Des moments très méditatifs et répétitifs devant une feuille laissent la place à d’autres plus explosifs où des traits partent à foison. Idem pour la danse faite de moments très contenus, et de lâcher prise ! Le corps ne ment jamais dit-on.
Sonia Jebsen : Des formes organiques colorées se juxtaposent, parsèment vos toiles. Votre peinture explose en tonalités diverses. Quel rapport entretenez-vous avec la couleur ?
Sophie Bosselut : La couleur ment parfois. Elle fait office d’illusion et de paraître. Dans mon travail de vidéaste, le rôle de la couleur est primordial avec ses températures et ses variations. Elle véhicule des émotions, de l’ambiguïté parfois mieux que les mots. Comme un poète, je joue avec ce vocabulaire. Il y a 20 ans, ma palette était très différente. Les couleurs ressemblaient à celles de l’art pariétal, des terres et des ombres, du rouge comme le sang, ou du charbon. A présent, elles sont totalement incongrues, criardes, à la limite du détestable ou du mauvais goût. Utiliser une couleur plutôt qu’une autre, là où on ne l’attend pas exige du recul et un zest d’ironie, d’humilité !
Les formes et les motifs proviennent du champ de la biologie avec une apparence archaïque. Une forme de fœtus revient en permanence, ainsi que des organes vitaux, des poils, de l’animalité… J’assume le fait que ma peinture soit qualifiée de « joyeuse » puisqu’elle l’est quelque part. Mais pas uniquement. La peinture est un outil qui permet d’aller au-delà des apparences, de lire sur plusieurs niveaux un ensemble de traits et de de couleurs.
Sonia Jebsen : Que recherchez-vous dans l’acte de peindre ? Un équilibre entre le besoin de contrôle et un laisser aller vital ?
Sophie Bosselut : Oui, j’aime travailler sur ces tiraillements entre des énergies contraires.
Cette citation de Kandinsky dans Point-Ligne-Plan illustre bien mon propos : “La ligne géométrique est un être invisible. Elle est la trace du point en mouvement, donc son produit. Elle est née du mouvement – et cela par l’anéantissement de l’immobilité suprême du point. Ici se produit le bond du statique vers le dynamique ». En fait, je ne sais pas pourquoi je peins. Cet art est une langue vivante me démontrant que rien n’est acquis, une véritable école d’humilité. Un jour je pense avoir fait une découverte géniale, le lendemain je me dis que c’est une horreur, qu’il faut tout reprendre. Le repentir à ce sujet me fascine. Le travail en atelier est une aventure : je commence avec une idée précise, mais le résultat s’avère différent.
Sonia Jebsen : Vous êtes maman d’un petit garçon. Est-il toujours difficile de concilier le rôle de mère et d’artiste de nos jours ?
Sophie Bosselut : A notre arrivée en Suisse, mon fils était bébé. Je ne disposais que de brefs moments pour créer durant ses périodes de repos. Cela a donné naissance à une série de dessins « Siestes ». Ils sont l’expression de l’urgence et de la nécessité de créer au-delà de la frustration. Être artiste est déjà un combat en soi, homme ou femme. C’est une vie de renoncement tout autant que d’enrichissement. La rareté des systèmes de garde et leurs coûts élevés, les tabous de la maternité dans le milieu artistique peuvent vous isoler pendant un moment, et même vous obliger à abandonner.
Je travaille en moyenne trois jours par semaine, plus, c’est impossible. Il faut de la volonté pour continuer et le soutien sans faille des proches. J’ai cette chance. Je veux pouvoir assumer les deux rôles. Actuellement, l’artiste Laura Zimmerman et moi-même préparons une conférence sur ce sujet dans le cadre de l’association Espace Artistes Femmes dont nous sommes membres. Sa fondatrice Marie Bagi promeut le travail des femmes établies en Suisse et à l’étranger. Il reste beaucoup de pain sur la planche.
Sonia Jebsen : Parlez-nous de vos récents coups de cœur artistiques, vos envies ?
Sophie Bosselut : J’ai visité la foire Art Basel et le salon artgenève. Au fil des visites, je constate l’existence de lieux uniques et atypiques, comme la galerie Aarlo u Viggo (Buchillon) ou celle de Mighela Shama à Genève. J’aime l’idée que les artistes puissent exposer dans des lieux intimes. En 2021, j’ai visité la fondation Opale à Lens dédiée à l’art aborigène. J’ai adoré les paysages de Hans Emmenegger à la fondation l’Hermitage (Lausanne).
Tout ce qui a trait au surréalisme, fauvisme, symbolisme et expressionnisme – à l’abstraction ( lyrique, illusionniste,) me touche. Tchu Teh Chun, Albert Oehlen, Daniel Richter, Hans Hartung. Dernièrement, j’ai découvert l’artiste suisse Miriam Cahn. Elle utilise beaucoup de couleurs pour exprimer des sujets graves. Cet été, j’aimerais aller à Château d’Oex réputé pour l’art du papier découpé.