Echo und Narziss de Stephanie Marie Roos © Johannes-Maria Schlorke
Sonia Jebsen – septembre 2024
Avec ses 35 ans d’existence, le Parcours Céramique Carougeois porte haut et beau la place grandissante de ce médium sur la scène artistique contemporaine en Suisse et à l’international.
La 18ème édition aura lieu du 14 au 22 septembre prochain dans une vingtaine d’espaces à Carouge et à Genève. La programmation permettra au public de découvrir la diversité et la créativité des artistes repoussant les limites de ce matériau pour transmettre leur vision du monde : Des écritures, des images, des messages ».
Emilie Fargues, directrice de la Fondation Bruckner et Frédéric Bodet, commissaire associé nous apportent leurs regards d’experts sur la céramique contemporaine
Sonia Jebsen : Expliquez-nous l’intérêt grandissant des artistes pour la pratique de la céramique par rapport aux autres médiums ?
Emilie Fargues : Les artistes plasticiens sont sans cesse à la recherche de nouvelles pistes pour se renouveler. Bien que la céramique soit présente depuis des millénaires, elle est régulièrement sur le devant de la scène notamment avec le développement des arts appliqués au début du 20e siècle, puis dans les années 50 avec Picasso notamment. Dans les années 80, le mouvement Memphis est apparu et depuis 10/15 ans, elle gagne du terrain en réaction à une dématérialisation de l’art (vidéo, puis art numérique).
Frédéric Bodet : On assiste à un renouveau de la pratique de la sculpture, au sens classique du terme, dans les écoles d’art aujourd’hui. C’estun un domaine qui avait connu dans les années 80 un certain recul, au profit de l’art multimédia et des installations.
Il y a un désir réel des jeunes artistes pour le matériau terre, qui permet d’exprimer immédiatement et patiemment des émotions très intimes. Cela vient aussi d’un besoin de se raccorder à la nature et au travail « manuel », après de longues décennies de primauté du numérique, du conceptuel et du minimalisme.
Sonia Jebsen : Cet intérêt se retrouve t’il auprès du grand public dans les expositions et les ateliers ces dernières années ?
Emilie Fargues : Depuis la COVID-19, l’intérêt pour la céramique a fait un bond exponentiel. A la Fondation Bruckner, les demandes de cuissons sont en augmentation et les responsables d’ateliers voient leurs cours pris d’assaut. Je dis souvent : « Pendant la COVID, les gens se sont mis à faire du pain et de la poterie. » La céramique est presque thérapeutique, elle satisfait un besoin de réaliser des objets utiles et de renouer avec des gestes ancestraux.
L’édition 2022 a rencontré un franc succès. C’est pour cette raison, qu’en 2024, nous avons mis au programme plusieurs ateliers d’initiations pour adultes.
Curieuse de nature, autodidacte par choix, Sonia partage sa passion pour l’art et les artistes situés en Suisse et en France voisine. Vous la rencontrerez sans doute déambulant dans des galeries, des musées, des espaces d’exposition ou des ateliers d’artistes, appareil de photo en main. Son but : diffuser les informations par l’écriture, l’image et créer du lien entre les différents acteurs du monde de l’art de la région lémanique.
Sonia Jebsen : Le 18e Parcours Céramique Carougeois s’intitule Des écritures, des images, des messages. Que sous-entend ce titre ?
Frédéric Bodet : Désireux de s’exprimer avec ce matériau ancestral, les céramistes contemporains ont su l’adapter à la modernité et aux tendances du temps en l’hybridant avec d’autres pratiques : le graphisme, la peinture , le dessin, de la vidéo ou des technologies numériques… En partant toujours des matériaux et techniques de base nécessitant une patiente expérimentation manuelle, dans la forme comme dans le décor, la céramique est devenue une pratique artistique plus profonde qu’il n’y paraît.
Elle peut être grave, ou pleine d’humour, engagée, participer aux débats et polémiques du moment, avoir du «répondant» sur les questions qui font progresser notre société. Elle peut s’inspirer de la littérature, être pleine de philosophie, avoir l’amour des mots, des rythmes, des gestes… Elle sait être aussi bien poétique que rebelle, intime et sensuelle tout autant que participative et interactive.
Sonia Jebsen : Dans cet objectif, comment s’est effectuée la sélection des artistes participant au parcours ? La plupart d’entre eux sont européens, est-ce dû au hasard ?
Frédéric Bodet : Dans un premier temps, avec Emilie Fargues, nous avons réuni nos dossiers et échangé nos découvertes et « coups de cœur » du moment. Nous avons établi une liste d’une soixantaine de propositions, assez variée, que nous souhaitions internationale.
Emilie Fargues : Le PCC est un évènement reposant sur une organisation particulière. En effet, si la Fondation Bruckner organise l’évènement, elle a besoin du soutien privé de sponsors et des galeries participantes. Ces dernières s’engagent financièrement en prenant en charge le coût de l’invitation de l’artiste. De ce fait, le risque financier est élevé en particulier dans l’économie actuelle où l’achat d’œuvres d’art tend à diminuer chez les petits collectionneurs. J’ajouterais à ça, que les douanes suisses ne nous facilitent pas la tâche car le statut de la céramique est très complexe. Autant de raisons, qui tendent à orienter les choix vers des artistes plus « locaux ».
Malgré cela, la qualité des expositions est constante. La Fondation Bruckner en collaboration avec les galeries, veille à ce que les propositions restent techniquement et artistiquement les meilleures possibles et continuent à surprendre les visiteurs.
Sonia Jebsen : En lisant le dossier de presse, on constate que la céramique se veut très figurative comme la peinture actuelle ces dernières années. Y a-t-il un lien ?
Frédéric Bodet : L’expression la plus ancienne de la céramique a été la figure humaine modelée, modélisée avant même la forme du bol (dont la forme originelle est celle de deux mains réunies pour boire dans leur creux).
La figuration humaine est une évidence immédiate avec le matériau céramique, même s’il existe une expression abstraite inspirée par la géométrie. Un courant de narration figurative s’affirme tendant aussi vers un certain expressionnisme. Le corps humain est exploré dans toutes ses attitudes.
L’influence des médias visuels et de la bande dessinée est pour beaucoup dans ce besoin de faire image et de frapper l’imagination par un récit ancré dans le réel, ou bien extrapolé par l’ imaginaire jusqu’aux confins du fantastique.
Sonia Jebsen : Les artistes participant utilisent de nombreuses techniques appliquées à la céramique, qu’elles soient anciennes ou contemporaines. Peut-on dire que la pratique de ce médium est sans limites ?
Frédéric Bodet : Elle est sans limites mais nécessite un long apprentissage. On peut obtenir des résultats « avec les moyens du bord » et peu d’expériences. Mais l’artiste exigent doit déployer beaucoup de patience et d’opiniâtreté. Il doit lutter sans cesse avec ce matériau malléable mais aussi récalcitrant. La bonne maîtrise de la cuisson est une étape essentielle nécessitant de la précision et causant parfois des déconvenues.
L’enseignement technique dans les écoles d’art est encore trop faible. Les jeunes céramistes, après leurs formations, font de nombreux stages de perfectionnement, et quantité de recherches pour trouver de nouveaux outils d’expression.
Emilie Fargues : Pour compléter la réponse de Frédéric sur l’enseignement, il n’y a plus de formation supérieure en Suisse. J’étais moi-même dans la dernière volée du bachelor à la Haute école d’arts appliquées. Par conséquent, les artistes maitrisent l’aspect « conceptuel » de leurs œuvres, mais pas la technique. Et les jeunes qui sortent de CFC ont les bases techniques, mais n’ont pas encore évolué artistiquement.
Il faut des années pour trouver son langage, singulier et personnel. C’est pour cela que les céramistes « purs » v/s les céramistes plasticiens, déclinent une même technique tout au long de leur carrière (cf Bodil Manz, Caroline Andrin).
On m’a demandé récemment de définir une œuvre céramique réussie. J’ai compris que c’était lorsque la tension, la volonté de l’artiste et l’expression de l’argile étaient équilibrées. Si la main de l’artiste est trop forte, l’œuvre semble « morte », froide. Si c’est la céramique qui prend le dessus, l’œuvre est souvent inintéressante, amorphe voire chaotique.
Sonia Jebsen : Les thématiques abordées puisent évidemment dans l’actualité : problématiques sociétales, philosophiques et environnementales. On s’éloigne à grands pas d’une céramique purement décorative. Est-ce que le message est indispensable pour que l’œuvre fasse sens ?
Frédéric Bodet : Il y a le message, certes (cf Stephanie Marie Roos, Carole Chebron, Florence Bruyas), mais il y a surtout le langage. Conquérir son propre langage est essentiel pour espérer faire une carrière avec ce matériau. Il n’y a rien de déshonorant à faire du « décoratif » (cf Louise Defente), et la céramique ne renie pas aujourd’hui son intégration de toujours dans le décor domestique.
De nos jours, ce médium va bien au-delà en transformant mêmes les formes dites traditionnelles (bols, vases, coupes) en objets d’interpellation. D’un coup, elles ne sont plus là pour « faire beau » mais pour alerter, devenir des « objets de conversation » voire de controverse (cf Xavier Monsalvatje, Rita De Nigris).
Les formes qu’on disait contraintes se libèrent, la sculpture qu’on pensait monolithique et ennuyeuse revient en force et avec humour dans nos foyers, sous des formes inattendues, bien éloignées de nos anciens jolis petits objets de vitrines (cf Réjean Peytavin, Estelle Gassmann) Pas forcément de message clairs et explicites, donc, mais de l’émotion et du trouble. De la beauté, bien sûr, mais aussi la mise en péril de cette beauté.