Emilienne Farny, Le regard absolu au Musée d’art de Pully

Le Regard no 4, 1996, acrylique sur toile, 100 x 100cm

Sonia Jebsen – octobre 2023

Le Musée d’art de Pully nous offre une exposition rétrospective sur l’oeuvre d’Emilienne Farny (1938-2014). Une première pour cette artiste suisse restée fidèle aux  codes du mouvement Pop Art. Photographiant sans relâche la vie dans sa banalité, elle couche sur la toile l’humanité et son quotidien dans une froideur apparente. Pourtant, au-delà de l’évidence, qu’apprenons-nous de l’artiste et de nous-même ?

L’exposition est en place jusqu’au 3 décembre 2023.

Nous tenons à remercier Laurent Langer, co-commissaire de l’exposition, pour la visite guidée.

Musée d’art de Pully

Emilienne Farny : une artiste libre et perfectionniste

Fille unique, éduquée tel un garçon manqué, Emilienne Farny affûte très tôt le regard qu’elle porte sur son environnement pressentant sa vocation. Aux prémices de son engagement artistique : un oncle peintre et l’art vu dans les musées en compagnie de sa grand-mère. A l’Ecole cantonale des Beaux-Arts de Lausanne, elle reçoit l’enseignement rigoureux de deux professeurs notoires, Jacques Berger et Albert-Edgar Yersin.

De 1961 à 1972, elle réside à Paris et travaille comme illustratrice de pub, mannequin ou danseuse, délaissant la peinture durant de longues périodes. La capitale française vit alors une période intense de lifting urbain.

Curieuse professionnelle, Sonia part toujours un appareil photo à la main, pour partager les beautés de la région ou sa passion pour l’art et les artistes.

La vie parisienne v/s le bonheur suisse

Si  le courant abstrait s’impose dans le monde de l’art parisien, Emilienne Farny n’a d’yeux que pour les artistes pop art américains exposés dans quelques galeries. Warhol, Tom Wesselmann et surtout Liechtenstein laissent une marque indélébile sur son processus pictural. La modernité et l’urbanisme deviennent un fil conducteur de son travail. Appareil photo à la main, elle fixe sur la pellicule des scènes de chantiers tout au long de ses balades. La photo transformée en diapositive lui permet de dessiner les contours de l’oeuvre sur la toile.

Viennent ensuite les couleurs froides en aplat ajoutant au processus de distanciation avec le sujet, essentielle dans son oeuvre. Après 10 ans de vie parisienne, l’artiste porte un regard sous forme de constat, cachant semble t’il une certaine critique de la société bourgeoise.Le  « Bonheur suisse » se niche t’il dans des villas bourgeoises « tirées à quatre épingles » cachées derrières des haies taillées au cordeau ? Dans le registre paysager, elle traite de la même manière les routes de campagne où la signalétique s’impose et des ponts comme des monuments glorifiant l’architecture du XXème siècle.

Musée d’art de Pully

Un franc regard sur l’être humain

Fin des années 80, l’humain entre en scène, souvent solitaire et en arrêt sur image. Emilienne Farny connait les personnes sur ses toile, elle vit avec, les fréquente et étudie leurs attitudes. Mis en scène dans la banalité de leur quotidien, elles conservent leur anonymat. Ne les cherchez pas du regard, ils nous tournent le dos ou se cachent derrière des lunettes noires nous laissant bien perplexes. A quoi pensent-ils ? Que ressentent-ils ? Tristesse, désespoir, ennui, solitude… Dans une tentative d’exorcisation de son « désordre intérieur », Emilienne Farny nous met face aux réalités.

Fan de westerns et de la Nouvelle Vague, Emilienne Farny insuffle à ses scène de vie une tension certaine. Dans la série « Les garçons » au crayon sur papier, impossible de ne pas faire le lien avec le photographe américain Robert Mapplethorpe. La peintre au franc parler porte néanmoins un regard bienveillant sur les hommes et la beauté des corps.  « Je peins les garçons de préférence aux filles parce que j’ai l’impression de mieux les comprendre ».

Hommage à la rue et aux graffitis 

Entre 1995 et 2010, l’artiste rend hommage aux expressions artistiques populaires que sont le  street art et le graffiti. Mitraillant les murs de la ville avec son appareil, la peintre transpose de manière fidèle les lettrages et les symboles selon les codes du Pop art. Que peut-on déceler de l’artiste dans ces oeuvres, sinon sa proximité avec le peuple ?

Le regard absolu d’Emilienne Farny sur son pays n’a sans doute pas trouvé de reconnaissance  publique durant son vivant. Loin des stéréotypes d’une Suisse empreinte de nature et paisible, l’artiste mise sur la modernisation de la société et ses conséquences sur la vie quotidienne. Une oeuvre visionnaire sans doute au vu de la progression croissante du béton et d’autres matériaux de construction dans le paysage helvétique.

« Je vis dans ce monde, je peins ce monde – je suis une éponge. Les assemblages sont les vestiges des démolitions du passé pour faire la part belle au béton. Les toiles : la rue, affiches, graffitis, signalisation routière, personnages, etc… ce que je croise chaque jour. Je me laisse aller à cette liberté du regard sans avoir quoi que ce soit à expliquer. »

Graffiti n°39, 2014, acrylique sur toile, 100 x 125 cm, atelier de l’artiste © Crédit photographique : Genoud Arts graphiques, Le Mont-sur-Lausanne