Marine après l’orage, Léon Spilliaert (vers 1909) Aquarelle,lavis d’encre de Chine, pinceau, crayon de couleur sur papier, 490 x 637mm (jour) Collection particulière, photo ©Renaud Schrobilgen Bruxelles
Sonia Jebsen – février 2023
Le peintre belge Léon Spilliaert (1881-1946) fait l’objet d’une très belle rétrospective à la Fondation de l’Hermitage à Lausanne jusqu’au 29 mai prochain. L’artiste rêveur et solitaire a couché son spleen sur le papier à l’encre de Chine et à l’aquarelle. Dans sa quête existentialiste, le promeneur infatigable a arpenté son Ostende natale et son littoral baigné par la mer du Nord. Marchons dans les pas de l’artiste au regard transperçant.
Léon Spilliaert voit le jour en 1881 dans une famille bourgeoise installée à Ostende. Son père, créateur de parfums de luxe jouit d’une belle réputation en tant que fournisseur officiel de la cour royale. Ce port de pêche et de commerce s’est transformé en lieu de villégiature très prisé par la Jet set de l’époque. Grâce au sponsoring du roi Léopold I en 1834, puis de son fils, le roi bâtisseur, la ville balnéaire a porté le joli nom de « Reine des plages « ou « plage des rois ».
Aîné de sept enfants, Spilliaert, se révèle solitaire et taciturne. Les études scolaires l’ennuient profondément, alors il trouve refuge dans le dessin, la lecture et l’écriture. Le jeune homme au look dandy souffre de maux d’estomac et d’insomnies liées sans doute à son anxiété qui imprègne la plupart de son oeuvre prolifique (4500 au total). Foncièrement anti-académique, il est l’incarnation parfaite de l’artiste autodidacte convaincu de sa destinée. En 1900, la découverte des mouvements picturaux exposés à l’Exposition universelle de Paris fait forte impression sur le jeune Spilliaert. Son oeuvre sera à jamais liée à l’école symboliste belge au même titre que ses compatriotes, James Ensor ou Fernand Khnopff.
Curieuse professionnelle, Sonia part toujours un appareil photo à la main, pour partager les beautés de la région ou sa passion pour l’art et les artistes.
Visions nocturnes d’Ostende et son littoral
Bien loin des mondanités et des plaisirs qu’offre sa ville natale, l’artiste rêve de contrées lointaines les yeux tournés vers le large. Carnet de dessin à la main, le promeneur noctambule croque ses visions sombres et obsédantes de la ville qu’il déshumanise. De son architecture rectiligne, il peint les perspectives, des lignes de fuite, des ombres envahissantes, et toujours des points de lumière comme des lueurs d’espoir. La ligne droite domine, son style tend vers l’abstraction. Ses balades nocturnes en bord de mer adoucissent-elles sa solitude maladive ? Le paysage littoral devient sujet emblématique tout comme ce fut le cas pour James Ensor, qu’il admire et dont il admet l’influence. « C’est là qu’on m’a fait naître. Au bout du monde, face à la mer-dans cette frontière poreuse entre le solide et le trouble. » (Léon Spilliaert)
De retour dans son atelier, il retrouve ses médiums favoris, le lavis d’encre de Chine, le pastel, le crayon de couleur et l’aquarelle et projette sur le papier un combat éternel entre l’ombre et la lumière.
La solitude des femmes et des intérieurs désertés
La figure féminine hante l’artiste et son oeuvre. Ses femmes de pêcheurs se tiennent solitaires, de préférence de dos, dans l’immensité du bord de mer ou attendant dans le port le retour au bercail des pêcheurs (Femme de pêcheur sur le ponton, 1909) Telles des ombres sinueuses, elles portent leur solitude, souvent habillées de noir. Signe de la mort qui rôde ? Quant aux mondaines, elles traînent leur lassitude sur des sofas moelleux (La dame au canapé, 1907) ou recherchent les effets hallucinatoires de l’alcool dans les bars d’Ostende (la Buveuse d’absinthe, 1907).
Spilliaert passe le plus clair de son temps dans son décor familial qu’il met en scène à la manière d’Hitchcock. Les teintes sombrent prennent possession des pièces à la décoration très sobre. Dans l’obscurité de sa Chambre à coucher (1908) règne une ambiance mortuaire : le bleu nuit a pénétré le lieu , un drap blanc est posé comme un linceul sur le lit. Ce lieu synonyme de calme et de réconfort semble hanté par les cauchemars du peintre.
La littérature, muse de l’artiste
Avide de littérature depuis sa tendre enfance, Léon Spilliaert se nourrit essentiellement de la philosophie de Nietzsche et des récits fantastiques d’Edgar Allan Poe. Ses interrogations sur le sens de la vie et son goût du mystère font écho à ses lectures.
L’éditeur bruxellois, Edmond Deman, joue un rôle important dans la vie du jeune Spilliaert en l’engageant comme illustrateur en 1902. Par son intermédiaire, le solitaire côtoie les peintres émergents : James Ensor, Fernand Khnopff et Théo van Rysselberghe et les écrivains symbolistes, tels qu’Emile Verhaeren, Maurice Maeterlinck ou Stéphane Mallarmé. Il illustre des recueils de poésie et pièces de théâtre à l’encre de Chine et l’aquarelle en respectant l’univers onirique de chaque auteur.
« Vous êtes un être profond, charmant et exalté. Vous ferez un jour une œuvre forte pour laquelle il faut ménager votre santé… Votre œuvre doit rester vôtre, tout entière. » écrit Emile Verhaeren à Spilliaert en 1909
Miroir, miroir, dis-moi : les autoportraits
L’affiche de l’exposition annonce la couleur avec l’Autoportrait aux masques réalisé en 1903, l’un des premiers d’une longue série (une vingtaine). Positionné de trois quarts, l’artiste pose un regard très sombre sur son reflet, tentant de percer le mystère de sa personne. A l’arrière, entre lumière et obscurité, son image se dédouble vieillissante, illustrant le passage du temps et la fin inévitable. Dans les premiers temps, l’artiste montre un visage froid, insondable. Six ans plus tard, son image apparait irréelle dans son Autoportrait au miroir du 2 novembre. Si les yeux sont le miroir de l’âme, pouvons-nous sonder celle de l’artiste au regard clouté de noir ? Arborant une chevelure hirsute et lumineuse comme un halo, Spilliaert se confond avec ses hallucinations.
Léon Spilliaert incarne un artiste libre, étiquetté « malgré lui » comme symboliste. En regardant ses oeuvres attentivement, il est indéniable qu’il fut influencé par plusieurs courants artistiques, notamment l’expressionnisme, les Nabis, le surréalisme et l’abstraction. Suggestion pour la visite : repérez les éléments appartenant ces mouvements picturaux.
« L’art et rien que l’art, nous avons l’art pour ne point mourir de la vérité ». Friedrich Nietzsche
Nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’oeuvre et l’artiste
Henri Bergson